Privilégier la gestion des ressources humaines à celle des données





Article publié  le 17 décembre 2015 sur CBNews aux côtés de plusieurs membres du CAN (collectif avenir numérique) groupe de réflexion qui réunit d’anciens élèves et enseignants du DESS 226 de l’Université Paris Dauphine.

Le 12 octobre dernier, le leader informatique DELL a racheté EMC, spécialiste du stockage de données, pour 67 md€. La plus grosse opération de fusion-acquisition jamais réalisée dans le secteur des hautes technologies et du numérique. À terme, il s’agit de créer un géant des solutions informatiques pour les entreprises, leader sur le secteur de la gestion de données, en croissance exponentielle. Cet engouement pour les données, qui sont le cœur de métier des entreprises, traduit la transformation numérique sans précédent que nous sommes en train de vivre.

Outre l’amélioration du pilotage économique, une meilleure hiérarchisation, sécurisation et référencement des informations, la gestion de données fait écho à un nouveau modèle économique post-industriel qui permet le développement de produits innovants et d’objets connectés - soit un micro-format pour un maxi-stockage. Le développement de ce modèle se déploie lui-même en un temps record. Ainsi un rapport de BI Intelligence daté de 2014 estime que d’ici quatre ans, le nombre d’objets connectés dépassera celui des hommes. 

Si la « révolution Internet » a rendu possible un accroissement considérable de la production, de la collecte et de la mise en réseau des informations, et a été un levier économique sans précédent (1,5M d’emplois en France dans le numérique, soit 110md€ dans le PIB français, supérieur à celui des services financiers et de l’agriculture), le digital permet surtout pour les entreprises de réinventer et de moderniser leurs méthodes industrielles.

Le revers de la médaille est managérial. Car privilégier l’investissement dans la gestion de données revient à préférer l’intelligence industrialisée et numérisée du réseau – ensemble d’objets connectés aptes à dialoguer entre eux et avec les hommes- à l’intelligence individuelle des hommes qui constituent l’essence même de l’entreprise. Ces dilemmes contemporains avaient pourtant été prédits il y a un demi-siècle par  Isaac Asimov, maître de la science-fiction, à l’occasion de sa visite de l’Exposition universelle de New York en 1964.

Il y passe enrevue tous les domaines de la vie moderne telle qu’il l’envisage en 2014, de l’habitat aux transports, de l’énergie à la robotique. Il imagine un secteur de l’emploi menacé par l’automatisation, les employés étant formés à utiliser des machines qui travailleront ensuite à leur place et les laisseront rongés par l’ennui. Ainsi, « les quelques chanceux qui auront un travail créatif seront la vraie élite de l'humanité, dans la mesure où eux seuls feront plus que servir une machine ». Alors la digitalisation, menace pour la créativité ou opportunité de révolutionner nos méthodes de gestion ?
Dans quelle mesure l’homme peut-il rester au centre de cette révolution numérique, en mettant les machines au service de son intelligence et non l’inverse ? La réponse, encore une fois, se trouve chez Asimov, qui avait quelques années avant l’Exposition universelle, imaginé des solutions à ses angoisses. Son essai de 1959 livre la méthode pour implémenter dans les entreprises un écosystème favorable à l’innovation et ainsi remettre l’humain au cœur desorganisations.

Ce manifeste, à l’attention des responsables d’équipes, invite à diversifier les méthodes de recrutement, afin de faire émerger des idées nouvelles par la confrontation – cette unicité des esprits étant inenvisageable dans un univers régi par des logiciels informatiques. Asimov propose ensuite de créer un climat de confiance, un espace hors des processus où les langues peuvent se délier. Cela implique également de travailler par équipes restreintes, afin que la responsabilité individuelle ne soit pas happée par une automatisation des méthodes de travail qui rendrait chacun remplaçable à souhait. Finalement, dans nos sociétés surconnectées, soumises à des normes de plus en plus strictes au vu de l’ouverture des données, la valeur créative de chaque individu ne peut être préservée que sous couvert d’un environnement informel, qui encourage les comportements plutôt qu’il ne les décrète. C’est le rôle même des responsables des ressources humaines, que décrit Asimov à la fin de son essai. Modérer la créativité et accompagner chacun dans son épanouissement personnel est plus que jamais crucial face au développement des SSII, du cloud, d’une hyperconnexion permanente où les écrans remplacent le dialogue et favorisent le délitement des relations.

Le 21 octobre 2015, alors que nous fêtions les trente ans de la sortie du film Retour vers le futur, les fans de la première heure ainsi que de nombreux médias ont déploré ce XXIe siècle fantasmé du film, dont la plupart des prédictions n’ont pas été réalisées à ce jour. Alors si nous attendons toujours la création de la voiture volante ou de mondes immersifs, peut-on pour autant se réjouir d’avoir devancé Doc et Marty McFly concernant l’omniprésence des écrans, réseaux sociaux, objets connectés et plus généralement d’une numérisation de l’économie, si ces inventions entraînent un délaissement de la créativité et de la valeur humaine dans la cité et dans les entreprises ? Finalement, si nous voulons nous inspirer de la science-fiction pour rêver à des évolutions sociétales, celle d’Asimov semble encore la meilleure. Concevons sur ses pas un monde en perpétuelle évolution, qui sort pour autant de la stricte société de consommation et explore d’autres méthodes de socialisation et de gestion. En somme, aspirons à un monde qui développe un écosystème favorable à l’innovation et privilégie la gestion des ressources humaines à celle des données.



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